J’avais juste une sœur qui détestait son nom parce qu’il signifiait jolie, et qu’elle ne se trouvait pas belle. Elle avait 9 ans, 2 mois et 22 jours lorsque je suis née; son petit bébé sœur si choyé. Tellement de milliers de bisous m’ont apostrophée que j’en ai enflé; ils ont tous pensé que c’était la pénicilline, mais moi, je sais qu’ils ont infiltré de l’amour par mes joues. Elle était si heureuse d’avoir une sœur à ses côtés, avec le temps, pourtant, elle a bien compris que sa douceur était plus raffinée que la mienne. À cinq ans, je froissais les belles poupées qu’elle avait gardées intactes toutes ces années. Elle m’en a voulu à perpétuité.
Mon premier jour de maternelle, elle m’a serré la main pour monter dans le grand autobus jaune, elle m’a dit : « Souviens-toi d’Henri-Paul, c’est ton chauffeur, c’est lui qui doit te ramener à la maison. » Des mots simples qui donnent la confiance. Puis, elle est partie dans sa grande école secondaire.
Un soir, elle est revenue à la maison en dansant, avec des vêtements colorés, des souliers à talons hauts et Madonna. C’était les années quatre-vingt, j’écoutais Nathalie et René, et elle me montrait à bouger. Elle aurait bien voulu m’apprendre à chanter, mais, si son corps savait se déhancher à la Michael Jackson, sa voix ne valait rien sur une portée. La musique nous a enseigné l’une à l’autre; nous avons vécu les estrades des Rolling Stones et de Madonna; les plaines d’Abraham de Paul McCartney, de Sting et d’AC/DC, sans oublier les soirées cowboy avec nos parents et, bien sûr, Dirty Dancing. Elle a dû marcher en dansant jusqu’à ses 25 ans.
Qu’elle était chiante parfois avec son petit look à la mode à chercher son Danny Zuko, à nous regarder avec son attitude provocante! À ce moment, j’ai cru que sa confiance était inébranlable. Elle passait des heures à s’agrémenter devant le miroir, je l’observais. Le vendredi soir, j’avais le droit d’être dans sa chambre jusqu’à l’arrivée de ses amies. Avant de partir faire la fête, elle me disait en cachette : « Tu viendras me réveiller demain matin, je vais écouter Candy avec toi. » Je me souviens de cette émission qui débutait à dix heures le samedi, elle venait contre moi sur le divan et nous suivions les aléas d’une héroïne combative, indépendante et joyeuse. Tout comme nous voulions l’être.
Quand elle a obtenu son permis de conduire, nous allions au dépanneur orange, elle m’achetait des jujubes à 1 cent dans un sac en papier brun et un p’tit coke en vitre qu’on devait décapsuler sur le rebord du comptoir. Elle avait déjà l’amour en tempête et j’étais son baume sur les jours gris. Elle m’appelait Grosdidi lors des moments de bonheur et gros bébé lala dans sa semaine prémenstruelle. Chaque fois qu’elle partait de la maison, elle me rapportait une surprise, souvent des toutous que j’empilais dans mon lit. Sauf, la fois où elle est partie pour de bon, dans un appartement. J’ai eu le droit de prendre sa chambre et j’ai commencé à m’agrémenter devant le miroir, comme elle.
Elle fumait des More, salivait devant les After eight et les cannes de bonbon; la menthe et la cannelle étaient ses épices préférées. Elle détestait le yogourt, mais jamais elle n’avait osé en goûter. Nos cafés corsés à saveur chocolatée agrémentaient nos samedis après-midi, devant son foyer. Je l’ai tant jugée de mettre son café chaud dans le four micro-ondes : « Ah! Les cafetières, ça fait du café frette! » Qu’elle disait en bougonnant.
Puis, elle est devenue mère, elle m’a donné le titre de marraine. J’étais à la fois émue et tétanisée. Il était impossible pour elle de savoir qu’un embryon se formait dans mon ventre. Je suis devenue une fille-mère, elle m’a serré la main, elle a pleuré ma douleur, elle m’a soutenue et apaisée. Tous les jours de notre hospitalisation, elle m’a livré des fruits frais et du bon café. Dans la famille, nous avons peu d’intérêt pour le pain mou et le café faible des centres hospitaliers. C’est à ce moment qu’elle a commencé à prendre en charge les papiers interminablement longs et désespérants que le gouvernement me demandait de remplir pour recenser mon enfant.
Je l’ai nommée marraine. Elle élevait une fille, ma filleule. J’élevais un fils, son filleul. Nous étions les amies monoparentales. Ensemble, on arrivait à tout faire; elle était les mathématiques, les comptes, les impôts, la paperasse, la manuelle et la fougue. J’étais le français, les curriculums vitae, les lettres, les fêtes d’enfants, l’intello et le calme. Elle jalousait le bleu de mes yeux et la rondeur de mes seins. J’admirais ses beaux cheveux frisés et son teint basané. Nous parlions de la déception des hommes en général, mais aussi des pères de nos enfants; la peine qu’on avait de cette absence du père, formidable comme le nôtre. On se consolait en se disant que nos enfants avaient la chance de grandir avec le modèle masculin de papy Jo.
Nous avons transporté nos petits d’un coin à l’autre de la province, les voyages nous réconciliaient des jours fatigants, de nos vies de combattantes. On se débrouillait avec de petits riens en allant au zoo, à la plage, en camping, de Montréal à Boston. Nous avions rêvé de l’avion avec nos rejetons et nous nous sommes retrouvés à San Francisco. L’insoutenable envie de découvrir, d’apprendre, de s’ébranler et de tester notre sens d’adaptation fera partie de nous quatre pour l’éternité.
Allez, dis-moi pourquoi t’as un trou dans le cœur, ma sœur, pourquoi d’l’amour t’en donnes plus que possible à tout un chacun ? Pourquoi tout l’amour que tu reçois tombe dans le néant? Dis-moi pourquoi tu ne te gardes pas un morceau assez gros pour t’aimer toi? Allez! Ressaisis-toi pis tricote-toi un cœur avec de la colle pis du ciment, un cœur qui coule pas, bouche le trou qui t’empêche de t’émanciper. Choisis ton bonheur, ma sœur.
Mais la vie, cette salope, l’a fait trébucher. Elle a mis sur son chemin des épreuves trop difficiles à gérer avec un trou dans le cœur. Et j’ai construit une deuxième famille, avec un père présent. J’ai eu moins de temps à lui consacrer, j’ai pourtant essayé.
Puis, elle a redécouvert l’eau, le lac et la mer. Nous y croyions vraiment que cet élément pourrait remplir son vide existentiel. Elle voulait tellement me partager sa passion, du kayak, à la moto-marine en passant par le bateau. Elle aurait tant aimé habiter sur un voilier. Nos rêves bleus de la mer qui se mélangent au ciel, des pays sans saisons, des hamacs de l’après-midi, d’une collection de chapeaux de plage et de lunette de soleil. D’ailleurs, c’est lors d’un moment de chalet que je l’ai vue rire fort pour la dernière fois. Dans son ardeur, à partager son ivresse des moteurs sur l’eau, elle a invité mon chéri sur son embarcation. Fière comme un étalon en liberté, elle voulait impressionner, de toute son impulsivité, mon chéri en est ressorti avec l’orteil cassé. Il nous semblait bien impossible que l’eau puisse à ce point faire mal, nous avons ri jusqu’à la fin.
Après, tout est devenu compliqué, elle avait du mal à faire surgir son identité, son indépendance; elle s’est reniée, son trou s’est agrandi et un gouffre l’a sauvagement envahie.
Comment en vient-on à s’auto-trahir, à s’abandonner dans la tempête sans d’abord mettre sa veste de flottaison? Comment aurais-je pu empêcher ton cœur de se débalancer et de tout faire tourner? Comment, ma sœur, comment fallait-il agir pour te sauver?
Elle a commencé à consommer de tout et du n’importe quoi pour engourdir son état, assouplir son malheur, adoucir sa douleur. Le négatif a pris le contrôle de sa vie, de son corps, de sa tête. Même les vingt-huit jours de thérapie n’ont pas suffi à la sevrer de cette emprise.
Je te l’avais dit de crier ta souffrance aux bons endroits, aux bonnes personnes, je te l’avais dit que la vie c’était une « fucking bitch », mais que c’était beau parfois, je n’avais pas compris que ta fragilité était plus raffinée que la mienne.
Au final, peut-être que ce fut moi qui n’avais pas compris, sa cavité cardiaque naturelle était devenue beaucoup trop lourde à transporter et trop souffrante pour lui faire face. Elle possédait un trou pesant.
T’as eu le cœur éraflé, il saignait à grande pochetées, jusqu’au dernier souffle… Ton cœur s’est déroulé comme une farandole funèbre jusqu’à t’asphyxier. T’as basculé, laissant ton corps au bout d’une corde, pendue dans ta maison qui fut, un jour, si précieuse à tes yeux. T’as trouvé un moyen d’arrêter l’écoulement. C’pas une façon ma sœur, encore moins un choix. Quand tout dégringole, on s’achète pas une corde, on se trouve des outils, toi, la fille d’la construction, tu devais ben savoir ça.
Notre histoire peut-elle vraiment se terminer comme ça: elle s’amouracha des ténèbres, elle était malheureuse, et elle se pendit, fin?
Il n’y aura plus jamais de vide dans son cœur, elle n’aura plus jamais de larmes sur ses joues.
Je n’aurai plus jamais de grande sœur. Il y aura désormais sur mes calendriers, un jour noir, mon Hiroshima personnel, le vingt-quatre mars, date où elle aura noué ce ruban. Mon insouciance et ma légèreté sont disparues avec son corps en cendre.
Tu m’as épluché le cœur pis t’es partie en me laissant vivre avec cette image, tu m’as légué un trou béant que je transporterai à l’infini; j’apprends à vivre avec un handicap invisible. Cette déficience douloureuse sans traitement, sans pansement, sans autre solution que le temps. Le temps d’apprivoiser ce manque, cette brutalité.
Elle a créé un lien de violence, de blessure, de mort entre nous; l’amour et la haine qui se côtoient. Je dois laisser pénétrer la tristesse dans chaque cellule de mon corps, apprendre à la transformer pour l’évacuer.
Ils ont dit que le temps apaise, mais moi, je transporte une petite Lynda au fond de mon âme, nous sommes entrelacées de fraternité et face à cette dualité de l’existence, je voudrais m’immerger dans une piscine de bienveillance.
Tant que je serai en vie, je veillerai sur nos enfants, ma sœur. Je vais leur dire que t’avais oublié tes rêves et ton essence; moi, j’écris pour me libérer, toi, t’aurais dû danser.
Cindy
Si vous avez besoin d’aide ou simplement envie de vous confier à quelqu’un, il existe des ressources :
1 866 APPELLE
Tous les jours de l’année, à toute heure du jour ou de la nuit, vous pouvez appeler le 1 866 APPELLE (277-3553) pour parler avec un intervenant.
Liste des centres de prévention du suicide
Des ressources en prévention du suicide par région.
Centres d’écoute
Une autre liste de centres d’écoute téléphonique par région. Ces centres offrent des services d’écoute téléphonique gratuits, anonymes et confidentiels. Toute personne ressentant le besoin de se confier, vivant une détresse psychologique ou aux prises avec des idées suicidaires y trouvera une oreille attentive.
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