J’avais 23 ans quand j’ai dit au médecin qu’il pouvait arrêter les machines qui maintenaient mon papa en vie. Le médecin répétait avec bienveillance qu’il s’agissait de la bonne décision. Je ne l’écoutais pas. J’étais ailleurs.
J’ai été un enfant terrible.
Mon père m’amenait souvent à la pêche en ruisseau. Ça me calmait. Je portais des bottes énormes qui se remplissaient d’eau dès que je perdais l’équilibre sur les roches glissantes. Pour éviter que cela ne finisse en noyade, mon papa me soulevait sur une épaule, me tenait à l’envers pour vider mes grosses bottes. Je riais fort, au creux de notre forêt. Nous nous perdions à cet endroit que personne ne connaissait.
Mon père est mort pendant la nuit du 13 janvier 2010. Ses poumons ont lâché. Je ne suis pas arrivé assez vite pour lui dire que je l’aimais.
Je travaillais, ce soir-là. J’étais intervenant avec les ados dans un organisme communautaire. Avec eux, j’ai toujours senti que le monde retrouvait un sens, dans un effort répété d’empathie.
Mon père disait souvent qu’il était fier de moi, que c’était beau de me voir travailler pour les autres.
En voiture, mon père m’attrapait toujours la cuisse gauche, quand je m’endormais sur le siège passager. Ses mains étaient osseuses, raides, trop fortes. Il disait que c’était pour me faire rire, mais ça me faisait un mal fou.
Il voulait me secouer. C’était sa manière maladroite de montrer son amour.
Un jour, après m’avoir serré la cuisse en voiture, il a voulu que nous parlions de son testament. Il voulait, en cas de problème, que j’accepte d’être son exécuteur testamentaire. Je me suis mis en colère, je ne voulais pas avoir cette discussion avec lui. Il était déçu, je le voyais bien.
À l’hôpital Maisonneuve-Rosemont, mon père a perdu une longue bataille contre le tabagisme et l’emphysème. Devant son corps et les machines grises, j’ai réalisé que je ne serais plus jamais le fils de quelqu’un.
Dans cet étrange moment, tout échappait à mon contrôle. Mon papa s’en allait, pour de vrai, dans un lieu qui ne voulait rien dire.
À cet instant, ma fuite adolescente s’est terminée. Je n’avais plus le choix: il fallait accepter le nouveau monde qui allait s’effondrer sur nos têtes. Le médecin de mon père attendait une réponse, sans me brusquer.
« Je comprends. C’est fini. C’est d’accord. Faites-le. »
On aurait dit que mon père portait un masque de mon père.
J’ai posé une main sur son front. J’ai caressé ses cheveux, enveloppé sa joue dans ma paume, frotté son oreille avec mon pouce.
À cet instant, toutes les fois où mon père m’avait soulevé faisaient des vrilles dans mon ventre. J’ai entendu toutes les chicanes, ressenti les grands moments de rire et regretté les dégâts sur le plancher de la cuisine. Le souvenir de sa peau piquante de barbe rasée m’a transpercé. Puis, tout a explosé en même temps: le goût de son pâté chinois, l’odeur dégeulasse de son équipement de chasse, les cours de natation, les batailles et les soirées qu’il passait à essayer de me faire aimer le hockey. Les hivers à pleurer, les nuits fragiles et son dos voûté.
Et ses yeux clairs. Bleus. Honnêtes.
Ses yeux doux.
Finalement, j’ai accepté d’être l’exécuteur testamentaire que mon papa souhaitait. Dans sa chambre d’hôpital, j’étais venu pour négocier et j’avais des conditions. Il fallait, premièrement, qu’il me dicte sa recette légendaire de sous-marin à la viande. J’ai tout noté, à une vitesse d’enfer. On a ri, parce que certains ingrédients étaient d’une vulgarité surprenante. Ça nous a fait du bien.
Mon père m’a demandé si j’avais d’autres conditions. Je lui ai dit que ça serait pour plus tard, avant de m’endormir sur la chaise qui faisait face à sa civière.
Mon père a arrêté de respirer.
J’ai tenu cette main osseuse qui me serrait toujours la cuisse pour me faire rire. Je la serrais et elle ne me serrait plus. C’était le choc final: le grand vide apparu dans un silence douloureux. Je n’ai plus voulu regarder son corps, parce que mon père n’était plus là.
Je me suis mis à pleuré. Je crois que j’ai crié.
Mon frère était là, pour ne pas que je meure. On s’est enlacés pour respirer ensemble, dans ce désastre impossible.
J’ai compris que la famille nous amène au bout de ces routes qui nous font peur. Nous n’avons pas le choix. Nous apprenons des choses que nous ne savions pas sur nous-mêmes. Nous portons en nous ce qu’il reste de l’histoire transmise.
Après son départ, mon cœur a changé pour toujours. C’est un deuil sans fin, mais notre père est resté vivant dans nos récits, dans le goût du « sous-marin de Grand-Papa Jules » et dans les photos que nos enfants contemplent comme des énigmes.
Et dans mes mains raides et osseuses, quand je chatouille mes propres enfants. Il est là.
Marc-André
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